VI
OFFICIER DE SA MAJESTÉ

Après avoir quitté le reste de l’escadre, l’Hyperion et les deux frégates naviguèrent trois semaines cap au sud-ouest, puis le vent ayant viré et considérablement forci, ils mirent cap au sud avec le maximum de toile que permettait le temps. Janvier tirait à sa fin lorsque, touchant les alizés de nord-est, ils entamèrent la dernière et la plus longue étape de leur traversée : trois mille milles sans pouvoir compter sur rien sinon sur leurs propres ressources, pourtant bien maigres.

De l’avis de Bolitho, le temps s’était révélé un précieux allié. Les hommes, sans cesse obligés de prendre des ris ou de border les voiles, n’avaient guère eu le loisir de se laisser aller à l’angoisse de l’isolement qu’amène avec lui, à chaque aube nouvelle, le sempiternel spectacle de l’océan sans fin.

En dépit des épreuves et des privations, et peut-être même à cause d’elles, Bolitho se félicitait de la tournure que prenaient les événements. A contempler du haut de la dunette les matelots occupés à laver le pont à grande eau, on pouvait mesurer l’ampleur du changement : finis les teints blafards et les visages hagards ! Les corps montraient la même maigreur, mais une maigreur sculptée par les durs labeurs et l’air marin. Les hommes accomplissaient leur tâche sans qu’il fût nécessaire de les guider ni de les harceler. Bien sûr, le temps y était pour beaucoup. Les couleurs avaient changé : le bleu avait succédé au gris. De rares nuages cotonneux passaient haut dans le ciel, glissant vers un horizon aussi pur, aussi étincelant que la lame d’une épée.

Profitant pleinement de ces vents amicaux, l’Hyperion lui aussi se métamorphosait. Il avait remplacé la toile épaisse de gros temps par un jeu complet de voiles légères. Il semblait fendre impétueusement le paysage infini des crêtes scintillantes, heureux de laisser loin derrière lui la monotone réalité du blocus, et bien décidé à gagner les confins de l’océan, à la poursuite de l’inaccessible.

Bolitho, balayant l’horizon de sa longue-vue, apercevait au loin, sur tribord avant, la minuscule pyramide blanche qui révélait la présence de l’Abdiel sur sa zone de patrouille. Le Spartan, quant à lui, à vingt milles en avant, était hors de vue. Il replia la lunette et la tendit à l’aspirant de garde.

Dans ces moments-là, comment Bolitho ne se serait-il pas cru seul maître à bord ? Pelham-Martin montait rarement sur le pont ; il passait la majeure partie de ses journées dans la cabine de poupe. Chaque matin, il accordait une brève audience à Bolitho, l’écoutait émettre des remarques ou des suggestions, se contentant de les ponctuer d’un simple « cela me paraît un bon plan », ou encore « si vous pensez que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, Bolitho… ». On aurait cru qu’il s’économisait dans l’attente du rôle qu’il allait avoir à jouer, pleinement satisfait de laisser son commandant gérer les affaires courantes. Dans une certaine mesure, cela convenait à Bolitho, mais il ignorait tout de la vraie nature des ordres qu’avait reçus Pelham-Martin. Le commodore semblait se soucier fort peu que l’on confiât telle tâche à tel capitaine, et laissait tout pouvoir de décision à Bolitho, bien qu’il fût nouveau dans l’escadre.

Bolitho pensa au Spartan qui naviguait loin devant. Une lueur d’étonnement avait éclairé le visage du commodore quand il lui avait dit connaître son jeune commandant. Mais, passé la première surprise, il s’était ressaisi : l’homme fuyait comme la peste tout lien un tant soit peu personnel, affectant à cet égard une parfaite indifférence.

Bolitho se mit à arpenter le pont à pas mesurés. Il se remémorait tous les visages, tous les événements qui avaient ponctué ses années en mer. Le commandant du Spartan par exemple, Charles Farquhar : il l’avait eu pour aspirant, et c’est lui le premier qui avait souligné sa valeur ; il lui avait confié les fonctions de lieutenant sans attendre qu’il en eût le grade. Aujourd’hui, à vingt-neuf ans, il était commandant ; avec ses origines aristocratiques, ce descendant d’une longue lignée d’officiers de marine finirait probablement amiral, et fort riche. Chose étrange, Bolitho ne l’avait jamais vraiment aimé, mais il avait reconnu d’emblée son habileté et son ingéniosité. Le bruit courait aussi qu’il commandait en tyran.

Mais le Spartan avait mission d’éclaireur, et du jugement de son commandant pouvait dépendre le succès ou l’échec du mystérieux plan de Pelham-Martin.

En apprenant que Bolitho et Farquhar avaient été ensemble aux fers sur un corsaire américain, le commodore avait laissé tomber :

— Très intéressant. Il faudra que vous m’en reparliez.

Quelle réaction aurait Pelham-Martin, se demandait Bolitho tout en marchant de long en large, s’il découvrait un jour que leur geôlier avait été son propre frère ?

Inch s’approcha, essayant d’attirer son attention. Bolitho, émergeant de ses pensées, lui fit brusquement face.

— Eh bien ? Que puis-je faire pour vous ?

— Un exercice de tir, commandant ? proposa Inch.

Il sortit sa montre.

— J’ai bon espoir d’obtenir un meilleur résultat aujourd’hui.

Bolitho réprima un sourire. Inch était si sérieux ces derniers jours… Mais il finirait par faire un bon premier lieutenant.

— Très bien, répondit-il. Ils prennent encore trop de temps pour être parés au combat. Je veux qu’ils soient prêts en dix minutes, pas une seconde de plus. Ils sont trop longs à charger et à mettre en batterie.

— Je sais, commandant, acquiesça Inch.

Des éclats de rire en provenance des haubans le firent se retourner : trois aspirants faisaient la course ; parmi eux, il reconnut son neveu. Pourquoi ne se croisaient-ils pas plus souvent, dans un espace aussi restreint ? Comment s’intéresser à lui sans être taxé de favoritisme, ou pis encore, de défiance ?

— Vous connaissez mes exigences, reprit-il. Paré à faire feu en moins de dix minutes. Puis trois bordées toutes les deux minutes.

Il le regarda calmement.

— Vous savez tout cela. Assurez-vous qu’ils le sachent aussi !

Il regagna le côté au vent en ajoutant comme si de rien n’était :

— Confiez donc un canon aux aspirants ce matin. Cela les occupera et, qui plus est, n’en motivera que davantage les hommes. Savoir qu’ils peuvent surpasser, en vitesse et en efficacité, une batterie d’officiers leur sera profitable.

Inch hocha la tête :

— Tout de suite…

Puis rougissant de confusion, il balbutia :

— Je veux dire : à vos ordres, commandant.

Bolitho continua sa promenade, s’efforçant tant bien que mal de réprimer le sourire qu’il sentait monter à ses lèvres. Il fallait croire qu’Inch essayait d’imiter son commandant en tout point, jusqu’à copier sa manière de parler.

A neuf heures précises, il quitta la dunette et gagna la cabine du commodore. Comme à son habitude, Pelham-Martin finissait une dernière tasse de café après une tardive collation matinale.

— J’ai ordonné un exercice de tir au canon, commodore.

Pelham-Martin s’essuya la bouche avec un coin de sa serviette et fronça les sourcils en sentant le pont trembler sous les roues des affûts et le piétinement des matelots.

— Cela m’en a tout l’air.

Il changea de position.

— Avez-vous autre chose à rapporter ?

Bolitho le regarda, impassible ; tous deux rejouaient sans cesse la même scène.

— Nous faisons cap à l’ouest-sud-ouest, commodore, le vent est bien établi. Nous avons hissé les cacatois, et avec un peu de chance, nous devrions atteindre Sainte-Croix dans trois semaines.

Pelham-Martin fit la grimace.

— Vous semblez très confiant… Il est vrai que vous connaissez cette partie du monde.

Il jeta un œil en direction des papiers et des cartes marines éparpillés sur le bureau.

— J’espère que nous obtiendrons des informations à Sainte-Croix, maugréa-t-il ; avec les Hollandais, on ne peut jamais jurer de rien.

Bolitho regarda au loin :

— Il n’est jamais facile d’être occupé par l’ennemi, commodore.

— Peu m’importe, éructa son interlocuteur. La question est de savoir s’ils vont nous aider !

— Je le pense, commodore. Les Hollandais ont toujours été de solides alliés, tout comme ils se sont révélés de courageux et honorables ennemis.

— Peut-être.

Pelham-Martin se campa sur ses petites jambes et fit quelques pas en luttant contre le tangage. Arrivé à son bureau, il trifouilla nerveusement ses papiers, puis lança sur un ton amer :

— Mes ordres ne donnent aucune indication sur ce qui nous attend. Aucune ligne de conduite non plus.

Il s’interrompit et se retourna, comme s’attendant à une critique :

— Eh bien, qu’en pensez-vous vous-même ?

— Je crois que nous devons essayer de jouer la confiance, commodore, répondit posément Bolitho. Etre en avance d’une longueur sur les navires de Lequiller et prédire sa prochaine manœuvre. Il va utiliser sa puissance dès qu’il le pourra et forcer les autres à l’aider et à le ravitailler. Mais, dans le même temps, il doit se rendre compte que son escadre est vulnérable ; il voudra donc l’utiliser sans délai et aussi efficacement que possible.

Il se dirigea vers les cartes :

— Il doit savoir qu’il est pris en chasse et aura par conséquent l’avantage.

Pelham-Martin s’appuya lourdement contre le bureau :

— Je sais cela, sacrebleu !

— Il va falloir le trouver et l’empêcher de mener à bien son plan avant qu’il puisse agir.

— Mais, au nom du ciel, savez-vous ce que vous dites ?

Il semblait en état de choc :

— Etes-vous en train de me suggérer de mettre le cap sur un point de la carte, puis d’attendre et de voir venir ?

— Une chasse est une chasse, commodore, répliqua calmement Bolitho. J’ai rarement vu un groupe de navires en retrouver un autre sans que s’en mêle une jolie part de chance. Pour attraper un requin, il faut un appât approprié, un appât si tentant que même le plus timoré ne puisse résister.

— Un navire chargé de trésors, c’est bien de cela que vous voulez parler ? murmura Pelham-Martin en se frottant le menton.

Il se mit à arpenter la cabine d’un pas mal assuré.

— C’est un risque terrible, Bolitho ! Si Lequiller avait l’intention d’attaquer ailleurs pendant que nous protégeons quelques navires à l’autre bout des Caraïbes, ce serait ma responsabilité !

Peut-être le commodore était-il seulement en train de mesurer l’étendue de sa tâche, pensa Bolitho. Atteindre Sainte-Croix sans délai n’était qu’un début. Il y avait là-bas une multitude d’îles, certaines connues des seuls pirates et renégats de tous bords. Lequiller, fort de son expérience dans les parages, devait en savoir long sur les endroits où se cacher, où approvisionner ses navires en eau fraîche, où glaner des informations… et semer le trouble ; il avait l’avantage de disposer de l’immense étendue de l’océan pour disparaître à la première alerte.

Bolitho ressentit presque de la compassion pour Pelham-Martin. Il était probable que Cavendish avait déjà été réprimandé pour son incapacité à maintenir le blocus. Il était encore plus probable qu’il s’apprêtait à transformer Pelham-Martin en bouc émissaire si une autre erreur venait à être commise. Et pourtant les ordres, si bien définis qu’ils fussent, leur laissaient encore une bonne marge de manœuvre. Dans la même situation, Bolitho n’aurait pas hésité à saisir l’occasion de fondre sur Lequiller et de l’anéantir à sa façon.

Inch frappa timidement à la porte puis fit son entrée, le chapeau sous le bras.

— Eh bien ? lança Bolitho irrité.

Quelques instants de plus, et Pelham-Martin se serait sans doute confié davantage. Inch déglutit péniblement :

— Je suis désolé de vous déranger, commandant.

Il regarda Pelham-Martin. Le commodore se laissa tomber sur une chaise et lui fit un signe de la main :

— Continuez, s’il vous plaît, monsieur Inch.

Lui, au contraire, paraissait presque soulagé de l’interruption.

— M. Stepkyne souhaite infliger une punition, commandant, mais étant donné les circonstances…

Il baissa la tête et poursuivit :

— Il s’agit de M. Pascœ, commandant.

— Je n’aurais jamais pensé que cela pût être d’un quelconque intérêt pour votre commandant, commenta Pelham-Martin.

Bolitho savait bien tout ce qu’Inch aurait voulu dire.

— Envoyez-moi M. Stepkyne, s’il vous plaît.

— Si vous préférez rendre le jugement ailleurs, murmura Pelham-Martin, je le comprendrai fort bien. C’est difficile, quand on a à son bord un membre de sa famille, aussi innocent soit-il. Il est parfois nécessaire de faire preuve de parti pris, n’est-ce pas ?

Bolitho le dévisagea mais les yeux du commodore étaient dénués d’expression.

— Je n’ai rien à cacher, merci bien, commodore.

Stepkyne entra dans la cabine, le visage figé, indéchiffrable.

— Rien de grave, commandant, expliqua Inch d’une voix ferme. Pendant l’exercice de tir, l’un des matelots a eu le pied écrasé quand les autres ont laissé filer une pièce de douze. Tous les aspirants avaient été chefs de tir à tour de rôle. M. Pascœ a refusé de mettre son canon en batterie tant que l’homme de l’autre équipe n’avait pas été remplacé. Il a déclaré que ce serait un avantage injuste, commandant.

Stepkyne regardait toujours par-dessus l’épaule de Bolitho :

— Je lui ai ordonné de poursuivre l’exercice. Il n’y a pas de place pour de tels enfantillages en matière d’artillerie.

Il haussa les épaules, comme s’il était dérisoire de pousser plus avant la discussion.

— Il a refusé d’obtempérer et je l’ai retiré de la batterie, ajouta-t-il, les lèvres pincées. Il devra être puni, commandant.

Bolitho sentait le regard du commodore posé sur lui et devinait même son amusement.

— C’est tout ce qui s’est passé ?

— Oui, commandant, convint Stepkyne.

Inch s’avança :

— On a provoqué le gamin, commandant. Je suis sûr qu’il n’était pas animé de mauvaises intentions.

Stepkyne ne céda pas :

— Ce n’est plus un enfant, commandant. Quoi qu’il en soit, il est officier et je n’admettrai aucune insolence de sa part ni d’aucun de mes subalternes.

— Selon vous, monsieur Inch, M. Pascœ a-t-il fait preuve d’insubordination ? demanda Bolitho.

Il durcit le ton :

— La vérité, monsieur Inch !

Inch paraissait désespéré :

— A vrai dire, commandant, il a traité le second lieutenant de fieffé menteur.

— Je vois, commenta Bolitho, en serrant les poings dans son dos. Qui, à part vous, a entendu ces paroles ?

— M. Gascoigne, répondit Inch, et je crois, votre patron, commandant.

Bolitho hocha la tête :

— Très bien, monsieur Inch, vous pouvez le punir.

La porte se referma derrière eux.

— Eh bien ! il n’y avait pas là menace de mutinerie ! commenta Pelham-Martin avec entrain. De toute façon, quelques coups de trique n’ont jamais fait de mal à personne, n’est-ce pas ? Je parierais que vous avez vous-même embrassé la fille du canonnier dans votre jeunesse, proprement étendu à cet effet sur un affût !

— Plusieurs fois, commodore. Mais je ne me souviens pas que cela m’ait fait le moindre bien non plus !

Le regard de Bolitho était glacial. Pelham-Martin haussa les épaules et se leva :

— Peut-être bien. Maintenant, je vais m’étendre un moment. J’ai beaucoup de choses auxquelles réfléchir.

Bolitho le dévisagea. Il s’en voulait d’avoir exprimé son inquiétude et en voulait à Pelham-Martin pour son manque de compréhension.

Plus tard, assis dans la petite chambre des cartes, devant son déjeuner qu’il absorbait d’un air distrait, il essaya d’imaginer la position des navires français, de récapituler ce qu’il avait glané des brèves confidences du commodore et de se mettre à la place du commandant ennemi.

Quelqu’un frappa bruyamment à la cloison et il entendit la sentinelle crier :

— L’aspirant de quart, commandant.

— Entrez !

Bolitho sut sans se retourner qu’il s’agissait de Pascœ. Le rythme rapide de sa respiration résonnait dans la petite cabine et quand il parla, il perçut la douleur dans sa voix.

— M. Roth vous présente ses respects, commandant. Peut-il faire donner la pièce de neuf du gaillard d’arrière ?

Bolitho se tourna sur sa chaise et étudia le garçon d’un air grave. Les six coups de la canne du bosco avait dû être durs à recevoir. Le bras de Tomlin semblait taillé dans un chêne et le corps fluet de Pascœ n’avait guère plus que la peau et les os. En dépit de ce que son bon sens lui préconisait, Bolitho n’avait pu s’empêcher de se rendre sur le pont supérieur à l’heure de la punition. Entre deux sifflements du fouet qui s’abattait sur les fesses du jeune garçon, il avait serré les dents ; mais que celui-ci n’eût laissé échapper aucune plainte, aucun cri de douleur l’avait empli d’un étrange sentiment de fierté.

Tout pâle, les lèvres serrées, Bolitho, lorsque leurs regards se croisèrent, ressentit la douleur du gamin comme si c’était la sienne. En tant que commandant, il se devait de maintenir une certaine distance entre ses officiers et lui, mais en même temps il était censé les connaître à fond. Eux devaient avoir confiance en lui et le suivre aveuglément, mais lui ne devait jamais s’immiscer dans les devoirs de leur office, surtout en matière de discipline. Sinon… Le mot s’imposa à lui comme une réprimande.

— Vous devez comprendre, monsieur Pascœ, que la discipline est une chose particulièrement importante à bord d’un navire de guerre. Sans elle, il n’y a ni ordre ni commandement possible à l’heure décisive. En ce moment, vous êtes en bas de l’échelle. Un jour, peut-être plus tôt que vous ne l’imaginez, ce sera à votre tour de punir, ou même de décider de la vie d’un homme.

Pascœ gardait le silence, ses yeux sombres fixés sur les lèvres de Bolitho.

— M. Stepkyne avait raison, l’exercice au canon est certes un concours, mais pas un jeu. La survie de ce navire et de chaque homme à bord dépend de ces canons. Vous pouvez naviguer avec un navire de Plymouth au bout du monde, certains diront que vous vous en êtes bien tiré. Mais ce n’est que lorsque vous l’aurez amené bord à bord avec un navire ennemi et que les canons donneront le ton que vous saurez combien est mince la marge entre le succès et l’échec.

— Il a dit que mon père était un traître et un rebelle, commandant. Et m’a averti qu’il ne souffrirait aucun commentaire de quiconque était sous ses ordres à bord.

Ses lèvres tremblèrent et des larmes de rage lui vinrent aux yeux.

— Je… je lui ai répondu que mon père était un officier du roi, commandant. Mais… mais il m’a ri au nez.

Il baissa les yeux :

— Alors je l’ai traité de menteur !

Bolitho agrippa le coin de la table. Ce qui s’était produit, c’était donc de sa faute. Il aurait dû s’en douter, se souvenir que Stepkyne aussi était de Falmouth et avait certainement entendu parler de son frère. Mais en profiter pour se venger sur un garçon trop jeune et que son inexpérience de la mer rendait incapable d’estimer l’importance de l’exercice au canon, voilà qui était parfaitement méprisable. Il dit avec douceur :

— Vous avez enduré votre punition comme un homme, monsieur Pascœ.

— Puis-je vous demander ?…

Pascœ le fixait à nouveau, les yeux agrandis.

— Est-ce que ce qu’il a dit est vrai ?

Bolitho se leva et se dirigea vers les planches à cartes.

— En partie, en partie seulement.

Il entendit le garçon renifler derrière lui et ajouta :

— Il avait ses propres raisons d’agir ainsi, mais je peux vous assurer d’une chose, c’était un homme courageux. Quelqu’un que vous auriez été fier de connaître.

Il se retourna et renchérit :

— Et je sais qu’il aurait été fier de vous, lui aussi.

Pascœ serra les poings.

— On m’a dit… On m’a toujours dit que…

Il peinait à trouver ses mots.

— On raconte tellement de choses aux enfants. Comme vous l’a expliqué M. Stepkyne, vous êtes aujourd’hui un officier et vous devez affronter la réalité, quelque forme qu’elle prenne.

Puis les mots subitement se bousculèrent.

— Un traître ! C’était un traître ! hoqueta Pascœ.

Bolitho le regarda avec tristesse.

— Un jour vous comprendrez, tout comme moi. Je vous parlerai de lui quand il sera temps, et peut-être ressentirez-vous moins d’amertume.

Pascœ secoua la tête si violemment que ses cheveux lui tombèrent devant les yeux.

— Non, commandant, merci. Je ne veux pas savoir. Je ne veux plus jamais entendre parler de lui.

Bolitho détourna son regard.

— C’est bon, monsieur Pascœ. Mes compliments à M. Roth. Qu’il poursuive l’exercice encore une heure.

L’aspirant sortit précipitamment de la cabine. Bolitho fixait la porte qui venait de se refermer. Il avait échoué. Avec du temps, il pourrait peut-être rattraper les choses. Il s’assit, furieux contre lui-même. Le pourrait-il ? C’était peu probable, et il était vain de s’illusionner. Mais, repensant aux accusations de Stepkyne et au visage décomposé de son neveu, il se rendit compte qu’il se devait de faire quelque chose.

Lorsqu’il gagna le pont pour observer l’exercice, il vit Gascoigne s’approcher de Pascœ et lui poser la main sur l’épaule. Celui-ci se dégagea et détourna la tête. La blessure était plus profonde encore que Bolitho ne l’avait craint.

Inch vint à sa rencontre.

— Je suis désolé, commandant.

Il avait l’air malheureux. Bolitho ne savait pas s’il faisait allusion à son neveu ou à ce qu’il venait d’apprendre sur son frère. Il répondit, impassible :

— Occupons-nous plutôt des batteries des gaillards, monsieur Inch, sinon nous pourrions le regretter un jour.

Au coup de sifflet signalant le début de l’exercice, Bolitho traversa le pont et regarda la flamme du mât. Où qu’il allât et quoi qu’il fît, le souvenir de son frère semblait le poursuivre. Et aujourd’hui la victime était un gamin, si peu armé pour se défendre contre ce fantôme venu du lointain passé…

Certains des canonniers, voyant son expression, se concentrèrent sur l’exercice. Inch, qui se tenait les mains serrées dans le dos comme il avait vu Bolitho le faire si souvent, l’observait intrigué. Il pouvait faire face à ses propres imperfections car il en était désormais conscient, mais l’irritation de Bolitho le mettait mal à l’aise et l’inquiétait même un peu. Mieux valait peut-être ne pas trop en savoir sur son commandant, pensa-t-il. Un commandant devait être protégé des contacts ordinaires, car sans cette protection, on risquait de le considérer comme un homme ordinaire.

La voix de Bolitho interrompit brutalement ses pensées.

— Monsieur Inch ! Si vous êtes prêt, je vous conseille de vous écarter des canons !

Inch fit un saut en arrière, quelque peu soulagé. Il retrouvait le Bolitho qu’il comprenait, et se sentit moins vulnérable.

 

Quatre semaines plus tard, alors que l’Hyperion progressait péniblement sous une brise de nord-ouest, la frégate Abdiel signala que ses vigies avaient enfin aperçu l’île de Sainte-Croix. La nouvelle suscita chez Bolitho des sentiments contradictoires. Il trouvait peu de consolation dans cette arrivée sans histoires en vue des terres, après une traversée si longue durant laquelle ils n’avaient rencontré nul navire, ami ou ennemi. Il savait qu’ils auraient pu atteindre leur destination plusieurs jours, peut-être même une semaine plus tôt. Mais on ne pouvait s’en prendre qu’à Pelham-Martin pour ce retard, à son incapacité irritante de s’en tenir à un plan, à son refus manifeste de se plier aux décisions arrêtées. Au large de Trinidad par exemple, l’Abdiel avait repéré une voile solitaire à l’horizon. Après avoir transmis au Spartan, par l’intermédiaire de l’Abdiel, l’ordre de rejoindre sa conserve, Pelham-Martin les avait sommés de changer de cap afin d’intercepter le navire inconnu. Il faisait déjà presque nuit, et Bolitho avait deviné qu’il s’agissait d’un bateau de commerce local, car il était peu vraisemblable que Lequiller se fût risqué si près d’une place forte espagnole.

Ils échouèrent dans leur recherche du navire, durent reprendre leur route initiale et perdirent encore un temps précieux du fait de la lenteur d’esprit de Pelham-Martin, qui mit une éternité à rédiger un message que le Spartan aurait pour mission d’acheminer – non pas à Sainte-Croix, mais plus loin au sud-ouest, au capitaine général des troupes espagnoles à Caracas.

Bolitho était resté à côté du bureau pendant que Pelham-Martin cachetait la grosse enveloppe, espérant jusqu’au bout qu’il pourrait faire changer d’avis le commodore. Le Spartan leur était plus utile comme éclaireur que pour acheminer quelque missive verbeuse et superflue à un gouverneur espagnol. Bolitho savait d’expérience que les Espagnols n’avaient jamais été réputés pour leur discrétion ; et la nouvelle se répandrait sans tarder que des vaisseaux britanniques rôdaient dans les parages. Il y avait toujours assez d’espions pour faire passer l’information à qui y trouverait son compte.

A moins que Pelham-Martin ne fût vraiment prêt à se battre – avec des forces dispersées à plusieurs jours, voire plusieurs semaines de distance ! -, il était en train de laisser échapper un renseignement qui ne pouvait que lui nuire. Mais concernant la mission du Spartan, il se montra inflexible.

— Il s’agit de la plus élémentaire courtoisie, Bolitho. Je sais que vous accordez peu de crédit aux Espagnols, mais il se trouve que le capitaine général est un homme de haute naissance. Un gentilhomme de premier ordre.

Il regarda Bolitho avec une certaine condescendance :

— Vous savez, on ne gagne pas les guerres simplement avec de la poudre et des canons ; la diplomatie et la confiance jouent un rôle essentiel. Faites parvenir ceci au Spartan, ajouta-t-il en brandissant l’enveloppe, puis reprenez la route. Avertissez l’Abdiel de conserver sa position actuelle.

Le capitaine Farquhar avait dû être aussi surpris que soulagé par cette nouvelle mission. A peine la chaloupe s’était-elle écartée du flanc du Spartan pour rejoindre l’Hyperion que ses voiles se déployèrent et se gonflèrent ; la basse coque de la frégate s’anima d’une soudaine activité, tandis qu’elle virait de bord et s’éloignait des autres vaisseaux.

Enfin, ils avaient rallié Sainte-Croix. Alors que la violente lumière de midi se changeait lentement en une douce lueur orangée, les vigies de l’Hyperion avaient signalé la crête aiguë qui partage l’île d’est en ouest.

Bolitho s’installa contre les filets de bastingage de dunette et examina dans sa longue-vue la silhouette mauve, nimbée de brume, dont les contours se dessinaient peu à peu à l’horizon. Il y avait peu de choses à savoir de Sainte-Croix, mais l’endroit s’était gravé dans son esprit comme une image sur une carte marine.

L’île, d’environ vingt milles sur quinze, offrait, sur la côte sud-est, une vaste baie protégée. C’est la largeur de cette rade qui avait poussé les Hollandais à s’en emparer en premier lieu. Des années durant, pirates et corsaires s’y étaient abrités, guettant l’arrivée de quelque West Indiaman ou de quelque galion dans les parages, et les Hollandais avaient occupé l’île plus par nécessité que par besoin d’étendre leurs possessions coloniales.

D’après les informations de Bolitho, Sainte-Croix se targuait d’avoir un gouverneur ainsi que des moyens de défense en mesure de protéger l’île et de permettre à la population cosmopolite, ramassis d’esclaves et de négociants bataves, de vaquer à ses occupations sans être perturbée.

Il reposa ses mains sur le bastingage et baissa les yeux vers le pont principal : marins et fusiliers encombraient les deux passavants ; tous observaient l’indistincte ligne de terre devant la proue qui oscillait lentement. Pour beaucoup, ce moment devait paraître étrange, pensa-t-il. Ces hommes habitués aux champs verdoyants, aux quartiers misérables ou aux foules grouillantes des entreponts, dont certains avaient été arrachés à leur bien-aimée par les recruteurs, avaient sans doute le sentiment de se retrouver dans un autre monde. Après des mois en mer, une nourriture médiocre et toutes sortes d’intempéries, ils arrivaient en un lieu où leurs angoisses n’avaient plus cours. Les vétérans leur avaient bien souvent parlé des îles, mais ce genre de propos faisaient manifestement partie de la vie de marin-cette vie qui maintenant, de gré ou de force, était devenue la leur.

Leur dos et leurs épaules étaient hâlés, couverts de méchantes cloques parfois, lorsqu’ils avaient dû subir, dans la mâture, les feux impitoyables du soleil. Mais que ces cloques fussent ce qu’ils avaient de pire à endurer, ils pouvaient en remercier le ciel. Dans les conditions dont il leur avait fallu s’accommoder, réunis en un équipage à peine formé, on aurait pu s’attendre à voir plus d’un dos joliment arrangé par les lanières du fouet.

Un pas pesant le fit se retourner : le commodore s’avançait sur le pont supérieur, ses yeux presque entièrement mangés par la grimace que lui arrachait l’éclat du soleil couchant.

— A moins que le vent ne tombe, nous jetterons l’ancre demain matin, commodore, annonça Bolitho. Il y a deux milles de récifs sur la côte est de la baie et nous devrons tirer un bord afin de les éviter.

Pelham-Martin ne fit aucun commentaire. Il semblait calme et plus détendu que jamais, et même d’assez bonne humeur. Puis, soudain :

— J’ai longtemps pensé que toute cette agitation n’avait aucun sens, Bolitho.

Il hocha solennellement la tête.

— Oui, voilà ce qui occupait mes pensées ces derniers jours.

Bolitho se tint coi. Au cours du voyage, Pelham-Martin avait passé plus de temps dans sa couchette que debout, et il avait plus souvent qu’à son tour entendu ses ronflements à travers la cloison de la chambre des cartes. Il laissa son interlocuteur poursuivre :

— La mission de Lequiller aurait pu être une simple duperie : éloigner davantage de navires du blocus, les attirer loin d’Ouessant et de Lorient afin que la flotte tout entière puisse s’échapper et faire route vers la Manche.

Il jeta à Bolitho un regard plein de malice.

— Ce serait un soufflet au visage de sir Stanley, non ? Il ne pourra jamais s’en remettre !

Bolitho haussa les épaules.

— Je crois que c’est peu probable, monsieur.

Son sourire s’effaça.

— Oh, vous n’entendez rien à ces choses. Cela demande un peu d’esprit de pénétration, Bolitho, pénétration et perspicacité !

— Oui, monsieur.

Pelham-Martin le toisa.

— Si je vous avais écouté, nous serions embarqués dans Dieu sait quoi à présent.

— Navire en vue ! L’Abdiel arrive, commandant ! criait la vigie.

— S’il demande l’autorisation d’entrer dans le port ce soir, dites-lui que c’est refusé, aboya Pelham-Martin avant de se diriger pesamment vers l’échelle de poupe. Nous entrerons ensemble, mon navire en tête. Des capitaines de frégate ! De sacrés petits freluquets, oui ! maugréa-t-il, furieux.

Bolitho eut un sourire amer. Pring, le capitaine de l’Abdiel, réussirait tout juste à trouver un mouillage avec le jour qui déclinait. Si les réserves en vivres et en eau de l’Hyperion étaient un peu justes, les siennes devaient être presque épuisées. Et il devait savoir qu’une fois le deux-ponts à l’ancre, celui-ci aurait la préséance sur le ravitaillement. Bolitho se rappelait l’époque où il commandait une frégate de vingt-deux canons et où on lui avait signalé de mettre en panne devant le port tandis que trois bâtiments de ligne mouillaient et dévalisaient les commerçants locaux, lui-même devant ensuite se contenter des restes.

L’enseigne Gascoigne était déjà dans les voiles d’artimon, sa lunette braquée sur la frégate. Alors qu’elle se balançait gracieusement travers au vent, ses huniers captèrent la lumière du couchant : ses voiles tendues brillaient comme de roses coquillages.

Certains marins sur le gaillard d’arrière avaient entendu les dernières remarques du commandant et souriaient, tandis qu’à bord de l’Abdiel on envoyait d’autres signaux.

Un vieux maître canonnier qui portait un catogan tombant jusqu’à la taille grogna :

— Servons-les correctement, moi j'dis ! Laissons-leur attendre leur heure, et maint’nant, à nous de tenter notr’chance avec ces p'tites négresses !

— Abdiel à Hyperion. Coup de canon, relèvement ouest quart nord.

La voix de Gascoigne fut perçue par nombre d’hommes dans les coursives. Un grand murmure d’excitation et de surprise parcourut l’équipage. Le commodore, comme saisi d’une attaque, s’arrêta net en haut de l’échelle de poupe.

Bolitho claqua des doigts.

— Accusez réception.

Et se tournant vers Pelham-Martin :

— Ce doit être une attaque sur le port, commandant !

— L’Abdiel demande la permission de donner plus de voile, commandant !

Le regard de Gascoigne allait de son capitaine à la silhouette corpulente du commodore, qui se découpait sur le ciel assombri.

Pelham-Martin secoua la tête :

— Refusé !

Il était si pressé de rejoindre Bolitho qu’il glissa sur les deux derniers barreaux et manqua tomber.

— Refusé !

Il criait, tout à sa colère.

— Je vous approuve, monsieur, dit Bolitho. Des navires assez puissants pour attaquer un port fortifié feraient bien peu de cas de ses frêles membrures.

Il se retint de dire ce qu’il pensait vraiment : quelle différence, si le Spartan avait encore été de conserve avec eux ! Deux frégates légères pouvaient fondre sur l’ennemi et causer quelques dégâts avant de profiter de l’obscurité tombante. Mais c’était aller trop loin que de demander au commandant de l’Abdiel d’agir seul, et il aurait fallu des heures à l’Hyperion pour atteindre une position de quelque intérêt. L’obscurité aurait alors été trop profonde pour pouvoir entreprendre sans danger une manœuvre d’approche.

— Signalez à l’Abdiel de prendre poste au vent, ordonna Pelham-Martin.

Il regarda les pavillons qui claquaient dans la mâture.

— Je dois réfléchir !

Il passa sa main sur son visage.

— Je dois réfléchir ! insista-t-il.

— L’Abdiel accuse réception, commandant !

La frégate commença à éviter sur l’arrière en direction de la hanche de l’Hyperion et Bolitho observa le brassage de ses vergues. Il comprenait bien la déception de son commandant.

— Nous pouvons manœuvrer vers le sud-ouest, commodore, dit-il. Aux premières lueurs de l’aube, nous serons mieux à même de surprendre les attaquants.

Pelham-Martin sembla brusquement s’apercevoir que, sur le pont principal qui grouillait de monde, d’innombrables paires d’yeux étaient fixées sur lui :

— Mettez-moi ce damné équipage au travail ! Ces feignards ont mieux à faire qu’à rester les bras croisés à me contempler !

Bolitho entendit les hommes s’agiter et les ordres pleuvoir. Pelham-Martin essayait seulement de meubler le silence. Les émotions qui se lisaient sur son visage trahissaient sa confusion.

Il fit un effort pour se calmer :

— L’Indomitable et l’Hermes devraient arriver dans quelques jours. Avec leur soutien, ça irait mieux, non ?

Bolitho le regarda gravement.

— Ils peuvent tout autant mettre des semaines, monsieur. Nous ne saurions accepter pareil risque ou danger.

— Risque ? Danger ? murmura Pelham-Martin avec véhémence. C’est ma tête qui est en jeu. Si je me rapproche, si j’engage le combat et que nous sommes écrasés, qu’arrivera-t-il, à votre avis ?

Bolitho se fit plus ferme :

— Si nous ne le faisons pas, monsieur, alors nous risquons de perdre l’île. Nos navires ne devraient pas être vaincus dans la bataille. Et puis la famine et la soif peuvent aussi bien les contraindre à reddition…

Pelham-Martin le dévisagea ; il était à la fois désespéré et suppliant.

— Et si nous faisions route vers Caracas… Les navires espagnols pourraient nous prêter main-forte.

— Cela prendrait trop de temps, commodore. Et encore faudrait-il que les « Dons » aient des navires là-bas et soient disposés à nous aider. Entre-temps, Lequiller aura eu tout le loisir de s’emparer de Sainte-Croix ; l’en déloger coûtera cher et nécessitera une flotte entière.

Le commodore haussa les épaules, contrarié :

— Lequiller ! Vous ne pensez à rien d’autre ! Qu’en savez-vous si c’est lui ou pas ?

— Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de doutes à ce sujet, monsieur, rétorqua sèchement Bolitho.

— En effet, si vous ne l’aviez pas laissé vous filer entre les doigts, si vous aviez tenu votre vitesse au lieu de laisser votre ancre rappeler, tout cela ne serait sans doute pas arrivé.

— Aurais-je dû laisser ces prisonniers être pendus, commandant ?

Bolitho nota la brusque tension des épaules massives.

— Est-ce là ce que j’aurais dû faire ? insista-t-il.

Pelham-Martin lui fit face à nouveau.

— Je suis désolé, j’étais excédé. Mais que puis-je faire avec un seul navire, quelle que soit sa taille ?

— Vous n’avez pas le choix, commodore.

Il maîtrisait sa voix, incapable pourtant de cacher son impatience.

— Vous pouvez combattre, ou vous pouvez rester spectateur. Mais si vous optez pour la seconde solution, l’ennemi saura qu’il peut faire ce qu’il veut. Et nos amis ici le sauront également.

Pelham-Martin scruta son visage dans l’ombre : les rayons mourants du soleil, telle la queue d’une comète, disparaissaient derrière l’horizon.

— Très bien.

Il attendit encore, comme attentif à l’écho de ses propres paroles.

— Je suivrai votre conseil. Mais si nous échouons, Bolitho, je ne serai pas seul à en assumer les conséquences.

Il se retourna, se dirigea vers l’arrière et disparut dans la cabine.

Bolitho l’avait suivi du regard, l’œil réprobateur. Si nous échouons, il ne restera personne pour débattre du bien-fondé ou non de nos actions, songea-t-il amèrement. Puis il chercha des yeux la silhouette élancée d’Inch près du bastingage.

— Monsieur Inch, allumez un fanal à la poupe pour l’Abdiel. Après, vous pourrez rentrer les voiles basses et prendre un ris pour la nuit.

Il écouta Inch transmettre ses ordres et leva sa lunette afin de scruter l’horizon, par-delà la masse sombre des drisses et des haubans.

L’île avait disparu dans l’obscurité, tout comme les éclairs des coups de canon. L’ennemi ne pouvait plus qu’attendre l’aube.

Inch vint à l’arrière au trot.

— Rien d’autre, commandant ?

Il semblait à bout de souffle.

— Veillez à ce que nos hommes mangent bien. Nous pourrions avoir à renoncer au petit déjeuner demain.

Il gagna le bord au vent et observa la silhouette fantomatique de la frégate qui s’effaçait peu à peu dans l’obscurité.

 

Ennemi en vue
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html